L'ombre en nymphe

par Bernard Demarteau

 

Dans nos contrées, l'ombre est probablement le salmonidé qui a, ces vingt dernières années, le plus contribué au développement de nouvelles techniques de pêche à la mouche.

Bien sûr, les techniques traditionnelles (Sèche, Noyées, Nymphe, Streamer) ont été développées dans le cadre de la poursuite des truites. Mais finalement, la plupart de ces techniques ont très vite montré leurs limites lorsqu'il s'agissait de séduire les ombres. Le pêcheur à la mouche sèche a dû affiner son matériel (mouches, bas-de-ligne,...) et son approche (Dérives, posés,...) En utilisant un train de noyées, face à un adversaire nettement moins impulsif que la truite, il s'est rendu compte qu'il manquait trop de touches ou qu'un certain nombre de poissons négligeait ses mouches.

La nymphe apparut bien vite comme la solution idéale aux questions posées par les deux techniques traditionnelles.

Skues, Sawyer, Kite et les autres avaient naturellement développé la pêche à la nymphe dans le but de capturer les truites de leur chalkstreams. Dans sa description originale, cette technique profitait de conditions de pêche quasi introuvables sur le continent. C'est pourquoi, destinée à des rivières lentes, limpides et riches en insectes et truites, elle mit un certain temps à franchir le "Channel". Jusqu'à ce que certains moucheurs, conscients qu'il fallait se montrer inventif pour obtenir des résultats plus satisfaisants, adaptent la presque déjà vieille technique de Skues et Kite aux poissons de nos rivières. De fait, ces moucheurs proviennent, pour la plupart, des bords de cours d'eau soit extrêmement riches en ombres, soit suffisamment limpides pour qu'ils aient la preuve visuelle du peu d'efficacité des techniques ancestrales.

Deux approches se dégagèrent hors de ces deux environnements: La technique de la nymphe lourde et celle de la "nymphe à vue".

La première vit le jour au bord des rivières de l'Est, pavées d'ombres mais peu limpides et parfois profondes. Les ombres peuplant ces rivières proviennent d'une race plus grégaire que la nôtre. Ils se complaisent au fond et ne gobent que très rarement. Cependant, l'énorme richesse en larves, nymphes, gammares et escargots suffisent largement au développement spectaculaire des populations de poissons. Il fallut trouver un moyen pour atteindre Thymallus caché parfois par des courants, parfois par des remous, toujours à grande profondeur. Heureusement, les insectes présents sur le fond sont rarement de petite taille, et leur imitation, relativement aisée, permet l'adjonction d'une quantité suffisamment importante de lest.

On vit donc apparaître des nymphes N° 8-12, lourdement plombées, destinées prioritairement à "gratter" le fond. Sur certaines rivières où les mouches ne coulent pas encore assez, les moucheurs fixent également du lest sur le bas-de-ligne. Ce montage assez lourd, souvent pénible à manipuler, pose aussi de nombreux problèmes lors du repérage de la touche. Mais une loi, qui prévaut pour

  toutes les pêches en nymphe, vient au secours du moucheur: "Plus le courant est fort, Plus la touche sera brutale." En effet, dans ces courants bien marqués, le poisson n'a pas le loisir d'inspecter longtemps la mouche. De plus, la quantité d'ombres provoque une grande concurrence entre eux, la profondeur donne un plus grand sentiment de sécurité au poisson, son poids même marque la prise de manière bien plus remarquable que chez nous.
Forts de cette technique, les Tchèques, Polonais et autres Roumains ont régulièrement réalisé des performances remarquables lors des Championnats du Monde. Parfois, la médaille d'or fut même au rendez-vous. La nymphe de fond n'est, il faut dire, pas uniquement efficace sur les ombres et, bon nombre de grandes rivières cachent de belles populations de truites sur des postes comparables. Ces dernières années, de plus en plus de pêcheurs américains pratiquent de la même manière pour aller chercher les grosses arc-en-ciels et farios qui hantent les courants puissants et profonds de rivières comme la San Juan, la Big Horn, la Missouri, la Yellowstone et bien d'autres.

Là-bas, nos confrères ne s’embarrassent d'ailleurs pas de nos détails puristes. Ils utilisent régulièrement deux nymphes largement plombées (plomb biodégradable), et se servent de gros pompons fluorescents pour repérer la prise. Je n'ose imaginer la réaction de quelque uns de nos esthètes s’ils se trouvaient devant un tel déploiement d’artillerie lourde.

Il est d'ailleurs très piquant de savoir que les moucheurs du Montana méprisent souverainement les ombres qui peuplent quelques rivières de leur énorme réseau hydrographique. Pour eux, ce poisson se jette littéralement sur n'importe quel appât à portée de son " bec ", et ne présente donc aucun intérêt pour le moucheur sportif. Autres lieus, autres poissons, mêmes modes de pêche.

Mais revenons à NOS chers Thymallus, euh ... Thymalli, euh bref ... ombres. La nymphe de fond a très vite franchit le rideau de fer. Elle fut bien vite popularisée auprès des pêcheurs de chez nous, bien que quelques initiés sévissant le long de rivières comparables la maîtrisaient déjà. La technique originale fut cependant adaptée aux profondeurs plus modestes et aux poissons plus méfiants que l'on rencontre généralement chez nous. Il fallut diminuer la taille et le plombage des nymphes, affiner la perception des touches, et surtout se battre contre l'héritage qu’ Halford nous avait transmis. Diable, que nous étions loin du "Dry Fly Only"... et si proches de la pêche aux larves naturelles! Les mentalités évoluèrent cependant très vite, l'efficacité étant devenue un luxe dont nos rivières nous gratifiaient de moins en moins souvent. Le moucheur qui n'avait pas la possibilité d'arpenter la rivière tous les jours, redécouvrit chez nous des populations d'ombres qui ne se montraient plus que très rarement en surface. En cela, la nymphe de fond permit déjà une "démocratisation géographique" de la pêche à la mouche, en rendant possible la prise de beaux et nombreux poissons hors des rares périodes de folie, souvent réservées aux "locaux". A tel point que certains gestionnaires de parcours français devinrent célèbres pour leur "esprit" de clocher, en interdisant la nymphe sur "leur" partie de rivière. Il faut dire, mon bon monsieur, que chez ces gens là, on n’ apprécie guère qu’un gars de la ville vienne piquer un trophée au nez et à la barbe des citoyens locaux. Enfin bon, soit!

La nymphe de fond s’est donc quelque peu affinée. Deux techniques en émergèrent: La nymphe de fond au fil (ou à l’indicateur) et la nymphe à vue. Selon le degré de limpidité des rivières où ils pêchaient, les nympheurs développèrent prioritairement l’une des deux. Et ils se rabattirent sur l’autre lorsque les conditions le permettaient, ou l’obligeaient. Je vais tenter de vous décrire les différents aspects communs à ces deux pêches, puis je terminerai par celles qui sont typiques à l’une ou à l’autre.

Les nymphes

Les nymphes les plus utilisées vont de l’hameçon n° 12 au 20. Il s’agit d’imitations de larves de trichoptères pour les plus grandes tailles, de gammares, larves d’éphémères, chironomes, petits escargots d’eau ou de simulidés. Je ne vais pas me lancer dans une description longue des meilleures nymphes, mais plutôt tenter de préciser quelques caractéristiques communes aux bonnes nymphes que je connais.

Tout d’abord, l’aspect général. Contrairement aux leurres les plus utilisés pour la truite, on verra moins d’imitations type " Pheasant Tail " présentes dans les boîtes de nymphes à ombres. En vérité, et je ne sais pas trop pourquoi, les cerques sont rarement présentes sur la nymphe à ombre " classique ".

Est-ce le fait que bon nombre de moucheurs imaginent que les cerques pourraient gêner l’ingestion du leurre, compte tenu de la légendaire petite bouche de l’ombre? Lorsque je vois la taille de certaines larves goulûment avalées par notre schtroumpf, j’imagine mal que cela puisse être un argument valable. Pour les sèches, passe encore, mais pas pour les nymphes.

Est-ce la volonté de faciliter la plongée de la nymphe, en donnant à la mouche la forme la plus hydrodynamique possible? Peut-être partiellement.

Est-ce le fait que l’ombre est un poisson de fond, et que dans ce cas il est sensé être aux premières loges pour cueillir les larves fouisseuses et surtout les insectes vivant près des pierres. Ce me semble un argument plus valable. Car beaucoup d’imitations réservées à ce type de pêche imitent des larves de trichoptères, des gammares.

Autre caractéristique très souvent rencontrée chez ces nymphes " à ombre ": Leur aspect clinquant et agressivement coloré, qui en fait ressembler beaucoup à de véritables " Drag Queens ". Si leur forme doit, autant que faire se peut, imiter la nature, les teintes fantaisistes, fluo, brillantes, " techno " seront par contre bienvenues. Allez donc parfois comprendre cet étrange adversaire! Ce n’est d’ailleurs sûrement pas étranger à son charme. Les meilleures couleurs varieront d’un endroit à l’autre, mais en règle générale, le jaune, l’orange, le vert, les teintes métallique (or, cuivre, étain,...)sortiront du lot. L’adjonction d’une bille métallique, qu’elle soit dorée, argentée, ou autres, peut la rendre très efficace.

Bien que je considère les nymphes " à l’indicateur " et " à vue " de manière identique, j’ai constaté qu’un nympheur à vue utilisera souvent des modèles plus petits et plus colorés. Question taille, cela découle probablement d’un complexe de discrétion en face d’un poisson visualisé. Présenter une grosse larve à un tel poisson donne souvent l’impression que l’on va l’effrayer. Question couleur, je dirais simplement qu’une mouche fluo reste facile à repérer sous quelques décimètres d’eau. Et comme le distinction de la prise est étroitement liée au repérage de la position de la nymphe par rapport à celle du poisson....

Lest

Ce que toutes ces mouches ont en commun, cependant, c’est un ... certain poids. Elles sont parfois uniquement constituées de plomb peint ou de cuivre, parfois normalement lestées, parfois elles ne sont pas lestées du tout. Le poids de la nymphe varie évidemment toujours en fonction de la profondeur à laquelle elle doit être pêchante. Il sera, comme je l’ai dit plus haut, parfois normalement réparti (Thorax, peu ou pas sur l’abdomen). Parfois, la mouche sera uniquement constituée de plomb, peint ou avec un léger matériel servant à le cacher. Les cerques seront souvent absentes car elles nuisent à son hydrodynamique.

Parfois aussi, la dérive de la mouche sera le but premier à atteindre lors du lestage. En effet, une mouche peu ou pas lestée se comportera bien plus naturellement. Et le poisson y sera éventuellement très sensible. Ce type de nymphe permettra alors de séduire des poissons très méfiants, habitués à la plongée et au comportement robotique d’une nymphe lourdement plombée. Le problème le plus important consistera à lui faire atteindre le fond de la rivière.

On peut la propulser à une distance du poisson assez grande afin de laisser le temps à la nymphe de descendre progressivement à sa profondeur. Cela coule de source et ne nécessite aucun commentaire.

On peut plaquer la mouche suffisamment fort sur l’eau afin de lui donner une force de pénétration plus importante. Une technique plus gracieuse consiste à marquer une légère retenue lors du dernier shoot avant, ce qui a pour effet de basculer la nymphe par devant la pointe de la soie. Ce mouvement lui donne de la vitesse lors de la chute, tout en posant la mouche avant la soie. Pendant la fraction de secondes précédant la pose de la soie sur l’eau, la nymphe coule librement, sans être retenue par le bas- de- ligne ou la soie. De plus, ce type de poser entraîne la pose du bas-de-ligne dans le plan vertical, au lieu de l’étendre. A nouveau, la plongée de la nymphe s’en trouve facilitée, puisque aucun dragage ne se produit.

Une méthode très efficace consiste à profiter des petits remous, turbulences, contre-courants qui jalonnent les coulées en apparence uniformes. En posant la mouche dans ces zones de turbulence, et en évitant que le bas-de-ligne ne prenne appui sur le courant, la nymphe plongera beaucoup plus librement que si elle était emportée normalement. Remarquez que ces remous n’apparaissent qu’à intervalle irréguliers, et qu’il vous faudra peut-être attendre quelques minutes.

Lancer une nymphe down-stream permettra à la nymphe de couler sans être retenue par le bas-de-ligne. En effet, le poser up-stream d’une nymphe produira un léger dragage vertical, alors qu’un poser down-stream verra la nymphe couler librement.

Dans le même ordre d’idée, la distance à laquelle vous vous trouvez par rapport à la coulée aura une importance énorme. Plus vous en serez proche, moins il y aura de soie et de nylon posés sur l’eau. Comme ce sont ces deux corps de la ligne qui produisent le dragage, vous comprendrez l’intérêt d’en poser le moins possible sur l’eau. L’idéal sera ne laisser que la partie immergée du bas-de-ligne entrer en contact avec la rivière. Ce schéma parfait ne sera évidemment que rarement atteint puisqu’il signifie que le scion se trouve quasi à la verticale de la nymphe. Ceci dit, une canne de plus de 9 pieds facilitera grandement le maintien d’un minimum de soie et de nylon hors de l’eau.

 Vous me direz que, dans le cas de la dérive down-stream et de la distance minimale de pêche, le nympheur prend le risque d’être repéré par le banc d’ombres devant lequel il se trouve. On y reviendra tout de suite. D’ici là, je conclurai ce paragraphe en rappelant simplement que la conjonction de plusieurs de ces " trucs " vous permettront de faire couler une nymphe parfois très légère à des profondeurs considérables, tout en conservant une dérive de la nymphe remarquablement naturelle. Rappelez- vous que parvenir à plonger une nymphe à la bonne profondeur est une chose, qu’elle séduise un ombre à cette profondeur en est une autre!

L’approche

Donc nous avions abordé le problème de l’approche. Il est communément admis qu’un ombre est de loin plus tolérant quant à la présence du pêcheur, que ne l’est la truite. Dans certaines proportions, c’est vrai. Le moucheur se plaçant en amont d’un banc d’ombre, ou à proximité immédiate, ne créera pas nécessairement la panique. Vous verrez moins souvent un ombre piquer en flèche vers le salut qu’une truite Fario, chez qui c’est quasi systématique lorsqu’elle vous a repéré.

Mais pour bien profiter de l’apparente convivialité des ombres envers l’homme, quelques conseils sont peut-être nécessaires.

Pour moi, en fait, les ombres n’apprécient pas la présence de l’homme plus que la truite. Mais leur réaction est différente. Protégés au sein de leur groupe, ils ne fuient souvent que lorsqu’ils se sentent vraiment en danger. Que l’un ou l’autre membre du banc décide qu’il est temps de prendre la tangente et les autres membres le suivront à la queue-leu-leu. Ils se dirigent généralement vers l’aval, ce qui leur permet de vous toiser du regard si vous pêchiez up-steam. Vous constaterez peut-être alors que, malgré ses yeux splendidement dorés, le regard d’un ombre peut se révéler d’une noirceur toute vindicative, vous rendant pour le moins penaud. Mais cette fuite ne les conduira pas souvent fort loin. Et surtout, ils ne mettront pas longtemps à réintégrer leurs pénates. Le banc, lorsqu’il s’est choisi un poste, rechigne à délaisser celui-ci au profit d’un autre. Et ils reviendront à leur place de la même manière qu’ils l’ont quitté: En suivant les plus volontaires. Donc, si vous déranger un groupe, pas de panique! Réfléchissez calmement à la raison pour laquelle ils ont été effrayés, corrigez éventuellement votre position par rapport à la coulée, vérifiez la pointe de votre bas-de-ligne, changez éventuellement de mouche, etc. Puis prenez la " posture du héron " (Si vous avez pris la précaution de suivre quelques années de cours de Karaté en prévision de ce moment) et attendez. Après quelques minutes, vous verrez invariablement un ou deux ombres revenir et se positionner là où ils se trouvaient avant votre intrusion. Parfois, ils marqueront un temps d’arrêt à courte distance de là, avant de revenir " définitivement ". Il vous faudra encore attendre, d’abord que le reste du banc ait rejoint les éclaireurs, ensuite que nos zigues se remettent à nympher avec entrain. L’attente complète peut durer plus d’un quart d’heure. A vous de faire montre de patience! Ceci dit, n’oubliez quand même pas que quitter le poste pour en découvrir un autre convenablement peuplé vous prendra souvent plus d’un quart d’heure. Si vous ne voyez pas bien le poisson, et que vous n’êtes pas sûr de la qualité du poste, vous perdrez sûrement plus de temps encore. Donc, soyez Zen ou mordez sur votre mouche!

(A suivre)